CHAPITRE 8
Spence tenait la flamme entre ses mains. Elle brûlait, jaune et légère dans la brise tiède de la nuit. Il approcha la bougie, faite de tissu et de fibres végétales trempés dans de la cire, de son visage et sentit sa chaleur caresser sa joue.
Au-delà du petit cercle lumineux de sa flamme, il ne voyait rien. La nuit l’entourait comme un mur impénétrable. Au-dessus, pas une lueur d’étoile, pas un rayon de lune, tout était noir et Spence était seul dans l’obscurité.
La seule chose qui tînt en échec ces ténèbres effrayantes, c’était la petite torche, grossièrement fabriquée, qu’il tenait à la main. Qu’une source de lumière si petite pût triompher de l’obscurité tenait pour lui du miracle.
Il n’avait jamais pensé à cela auparavant, il n’avait jamais été témoin de ce miracle. Mais en cet instant, il se produisait sous ses yeux et il en était tout émerveillé. La moindre étincelle était plus forte que toutes les forces de la nuit.
Étrange, pensait-il, qu’il en soit ainsi.
Un brusque coup de vent vint frapper la flamme, et bien que Spence ait eu le réflexe de la protéger aussitôt de sa main, c’était trop tard. Il vit la flamme lui faire un dernier clin d’œil avant d’être anéantie par l’obscurité qu’elle avait vaillamment combattue.
Comme une sorte de créature énorme et amorphe, l’obscurité prenait possession de lui et l’engloutissait. Il en percevait l’excitation du triomphe de l’avoir vaincu, une sorte de vibration qui la parcourait tandis qu’elle resserrait son emprise sur lui. Il réalisa, avec un sentiment d’horreur tel qu’il n’en avait jamais ressenti, qu’elle allait le broyer pour le réduire à néant. Il sentait déjà la pression de ce noir étouffant qui l’étreignait comme une main de fer et se refermait sur lui.
L’esprit qui contrôlait les ténèbres, qui était lui-même l’âme et le cœur des ténèbres, s’approcha de lui. Il eut un mouvement de recul pour éviter le contact, comme s’il redoutait la peau lisse d’un reptile. Son sang se figea.
Il était face à un esprit qui engendrait le chaos et le mal absolu, et il se sentait faible et impuissant en sa présence. Cet esprit était déterminé à le tuer, pour la seule raison qu’il devait exterminer tout ce qui possédait ne serait-ce qu’une étincelle de lumière.
Il émit un long cri d’angoisse et de douleur, exprimant toute son impuissance et son désespoir. Dans ce cri se trouvaient condensées toutes les déceptions, la haine et l’injustice qu’il avait rencontrées au cours de sa vie, la somme de toutes ses peurs et de tous ses échecs.
Et il entendit le cri se perdre dans l’obscurité, se fondre en elle, et venir la renforcer. Spence savait que le désespoir, la haine et tous ces sentiments obscurs ne venaient pas de lui-même, bien qu’il les eût nourris et faits siens au plus profond de son être ; ils appartenaient à cette obscurité qui l’enveloppait maintenant, ils en faisaient partie, constituaient son essence même. Longtemps, ils avaient lutté à l’intérieur de lui-même pour éteindre cette étincelle, cette petite flamme de lumière qui lui appartenait.
Ils retournaient maintenant renforcer l’obscurité dont ils étaient issus. Maintenant celle-ci allait l’écraser.
Spence sentit sa force de résistance s’amenuiser, s’échapper de lui comme un liquide. Que l’obscurité puisse l’anéantir était la chose la plus monstrueusement folle qu’il pouvait imaginer. Finir soufflé comme la flamme de cette pauvre bougie lui paraissait d’une injustice inconcevable. Et pourquoi ? Parce qu’il possédait en lui, sans l’avoir désiré ni recherché, ce faible rayon de lumière.
« Non ! » c’était un cri de défi. « Non, non, non ! » Il entendit ses cris se perdre dans les ténèbres. Puis il perçut un son qui le transperça comme un pic à glace. Il le vidait de sa substance, l’étripait, lui labourait le cœur. C’était un rire, un rire issu du cœur cruel et moqueur de l’obscurité même.
Il allait être anéanti par ce rire insolent qui résonnait dans son cerveau ; ses dernières pensées seraient pour le gâchis insensé qu’avait été sa vie et que soulignait chacun des sons qui lui parvenaient.
« Mon Dieu ! cria Spence. Aidez-moi ! »
Il sentit l’obscurité frémir, comme s’il l’avait touchée. Puis un fin rayon de lumière, pas plus épais qu’un cheveu, traversant l’obscurité, apparut devant lui. Spence tendit la main et toucha du doigt la lumière, et il en ressentit les vibrations. Elle était vivante dans cet infime rayon, plus vivante que ne le serait jamais l’obscurité. Elle possédait un pouvoir plus fort que toutes les ténèbres et elle éveilla en lui une nouvelle énergie communiquant à sa propre étincelle une nouvelle brillance.
Dans cette lumière, il entendit une voix qui s’adressait à lui. « Que cherches-tu dans l’obscurité pour ta vie ? »
Spence ne put répondre. Il ne pouvait pas parler.
« Viens dans la lumière, disait la voix, et tu trouveras ce que tu cherches. » Spence leva les yeux en suivant le fil de lumière, et très haut au-dessus de lui il entendit un bruit terrible, comme si le ciel se déchirait. Il se couvrit les oreilles de ses mains pour se protéger du vacarme assourdissant.
De tout en haut, les ténèbres s’entrouvrirent et la lumière se répandit. Il lui sembla pendant un moment qu’il se trouvait à l’intérieur d’un œuf gigantesque et que toute la lumière d’un monde extérieur y pénétrait à travers une fente de la coquille.
Il entendit, dominant le grand bruit du déchirement, le cri d’agonie des ténèbres incendiées par la lumière. Puis il se retrouva au centre d’un cercle de lumière venant d’en haut. Il releva la tête vers sa source pour s’en remplir les yeux.
Dans un vacarme effrayant, l’obscurité s’évanouit pour laisser place à une lumière, blanche, éclatante, plus brillante que dix mille soleils. Il ressentait sa force, l’énergie vivante qu’elle diffusait et qui éveillait la sensibilité de chaque pore de sa peau.
Elle pénétrait sa chair et ses os, et toutes les fibres de son être. C’était comme un feu, dévorant toutes les impuretés, balayant tous les coins d’ombre, purifiant jusqu’au moindre atome de son être intime.
Spence réalisa alors que la lumière et lui ne faisaient qu’un, qu’elle opérait en lui des transformations, jusqu’à en faire un rayon vivant de lumière. Il se dilatait et se déployait au-delà de toute limite, créature infinie sans commencement ni fin, et il savait pourtant que la vraie lumière vivante était aussi éloignée au-dessus de lui et plus brillante qu’il ne l’était par rapport aux ténèbres dont elle l’avait sauvé.
Il avait touché la source de la lumière, et elle se répandait en lui et à travers lui pour toujours ; elle était éternelle et maintenant il l’était aussi. Il se savait né pour en faire partie et vivre éternellement en elle.
Cette pensée résonnait en lui comme un chant, un chant sans paroles, juste une mélodie qui s’élevait toujours plus haut, toujours plus pure.
Spence se pencha sur le corps endormi d’Adjani. Les bruits de la forêt étaient assourdis. Il y avait encore une heure avant le lever du soleil, bien qu’à travers les arbres, au-dessus d’eux, il pût voir apparaître une teinte bleuâtre. Dans les herbes hautes et les branches des buissons, les grillons chantaient, remplissant la nuit d’un fond sonore apaisant.
« Adjani, réveille-toi ! » Il entendait la respiration lente et rythmique de son ami et il éprouvait quelques scrupules à le réveiller, mais la nouvelle ne pouvait pas attendre. Il fallait qu’il parle. « Adjani !
— Qu’est-ce qu’il y a ? » Adjani se redressa aussitôt, circonspect comme un chat. « Il est arrivé quelque chose ? » Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui mais ne vit aucun signe alarmant. Un des bandits placés en sentinelle les observait de loin, le fusil posé sur les genoux. De toute évidence, la situation n’avait pas évolué : rien de changé.
« Adjani, je l’ai vu ! » Spence agitait les mains et sa voix tremblait.
— « Vu qui ? » Adjani se releva complètement et examina le visage de son ami. Il vit dans ses yeux une lumière étrange.
« Le Créateur de tout cela – et il fit un geste vague en direction de la jungle autour d’eux – de toi et moi, de l’univers !
— Quoi ?
— L’Être-Suprême, Dieu ! Il m’a parlé ! » Spence posa une main hésitante sur l’épaule d’Adjani. Jusqu’à ce qu’il ait prononcé ces mots tout haut, il n’avait pu donner un nom à sa vision. Prenant soudain conscience du sens de ses paroles, il en reçut tout le choc. Comme étourdi, il se tut.
« Spence, ça va ? » Adjani le secoua par le bras.
« Ça va. » Dans les yeux de Spence, le regard était redevenu normal. Il baissa la tête, embarrassé. « Ce n’était qu’un rêve. »
« Raconte-moi, dit Adjani, j’ai appris à écouter tes rêves avec beaucoup de respect. »